En chemin, nous entendîmes plusieurs jappements. Curieux, nous nous avançâmes discrètement vers le bruit. Nous vîmes alors un spectacle choquant.
Voir un attroupement de Laggi qui grognaient tel des chiots n’avait rien d’horrible en soi. C’était plutôt la chose autour de laquelle ils étaient en train de s’amasser, qui était douloureuse à regarder.
Des hommes et des femmes, cinq personnes au total, étaient suspendus en l’air contre la paroi d’un immeuble à moitié écroulé. Les victimes étaient attachées avec du scotch gris contre des barres en fer qui dépassaient de la structure.
La façon dont ils étaient positionnés était assez bizarre. De loin, on aurait dit des épouvantails. Leurs bouches étaient obstruées, ce qui les empêchait de crier leur détresse. Ils ne pouvaient que regarder, impuissants, les Laggi s’agitaient en dessous d’eux.
En voyant cette horde de reptiles, je me demandais si c’étaient ceux que nous avions combattus récemment ou un autre groupe.
Avaient-ils aussi avec eux un mâle alpha ? Je ne l’espérai pas.
Mais ce que j’aimerais vraiment savoir, c’est : qui avait fait ça ?
Qui avait eu l’idée dérangeante de suspendre ces gens ?
De les laisser à la merci de ces créatures ?
Et pourquoi ?
Pensif, je sursautai au contact d’une main sur mon épaule. C’était Alex. Il approcha doucement son visage au niveau de mon oreille.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je jetai de nouveau un coup d’œil vers les prisonniers. La meute, qui les encerclait, était bien plus puissante que nous. Nous étions six, ils étaient une quarantaine. Nous n’avions évidemment pas la capacité de les battre. Mais…
Je ne voulais pas laisser ces pauvres gens à leur sort. Personne ne mérite de mourir en étant dévoré vivant.
Déterminée, je fixai Alex.
— J’aimerais vraiment les sauver !
Alex acquiesça. Il se tourna vers les autres et leur murmura son projet. Dans l’ensemble, tout le monde était d’accord. Personne ne voulait les abandonner.
— Bon, comment fait-on ?
Vick fixa légèrement les Laggi et continua.
— Ils sont vachement nombreux…
Alex soupira.
— Je sais… En plus, on ne peut pas laisser les provisions sans surveillance.
À ces mots, tout le monde regarda les sacs remplis de nourritures.
— Le mieux, c’est de laisser deux personnes ici, pendant que les autres partent en mission sauvetage. Non ?
Le regard de Vick se refroidit.
— Tu veux qu’on ne soit que quatre contre ces monstres ?
— Je suis d’accord avec Vick, une personne pour surveiller les sacs serait mieux.
Alex prit la parole tout en me regardant droit dans les yeux. Je fronçai les sourcils, en fait j’aurais voulu que Vick et Jim restent en retrait. Ils étaient jeunes, ils n’avaient pas à se mettre en danger. Mais, si j’avais dit le fond de ma pensée, je sais que Vick m’aurait fait toute une scène.
— Ok, Jim, tu restes ici avec la nourriture. Les autres, armez vos Altereurs…
Sans attendre, Alex proposa un plan d’action.
— On va contourner les Laggi et passer derrière le mur, j’espère juste qu’il y a encore un escalier pour monter, sinon on les sauvera par la force, ok ?
Vick, Jim, Debora, William et moi-même approuvâmes. Aussitôt, j’armai mon Altereur avec ma puce Monster Killer. Mes deux fidèles lames apparurent dans mes mains.
— En avant !
Nous empruntâmes la ruelle adjacente, laissant derrière nous Jim. Nous avançâmes discrètement au niveau du bâtiment. Par chance, les reptiles étaient trop occupés à dévorer des yeux leurs proies pour nous remarquer.
Cet immeuble était vraiment en sale état, rien qu’en le regardant, je me rappelais des photos venant de mes manuels d’histoire/géo du lycée. On aurait dit qu’il avait été bombardé par un avion de chasse de la Seconde Guerre mondiale. Il ne restait que les quatre murs principaux, la structure intérieure et les plafonds avaient complètement disparu. Il ne subsistait qu’un escalier de béton, qui s’accrochait aux parois, comme un cafard à un mur.
Je donnais un coup d’épaule à Alex et lui désignais l’escalier.
— Il semble aller jusqu’aux victimes.
Alex acquiesça. Arrivé au niveau de la première marche, Alex commença à monter. Mais à peine avait-il fait deux pas que l’escalier s’effrita.
— Merde.
Contrarié, il descendit.
— On ne pourra pas y aller à plusieurs, sinon ça va s’effondrer sous notre poid.
William qui était en retrait se rapprocha de moi.
— Tu devrais y aller, alors !
— Quoi ?
Je le fixai. Son ton était vraiment arrogant, comme s’il m’avait donné un ordre.
— D’après ce que je vois, tu es sûrement la plus petite et la plus légère du groupe.
Je fis la moue, un peu contrariée par le mot « petite ». Je détestais ma taille, surtout depuis que mon frère m’avait dépassée. J’étais supposée être la grande sœur, pas la petite.
— Ok… J’y vais…
Je me tournai une dernière fois vers le groupe avant de monter l’escalier.
— Je vais essayer de faire descendre les victimes d’ici, mais si je n’ai pas assez de force… En plus avec l’escalier… Il faudra peut-être quelqu’un pour les réceptionner en bas.
— Ne t’inquiète pas !
Alex me sourit, me rassurant un peu. Je sais que je pouvais lui faire confiance pour ça. Je repris ma route, quand je sentis Vick me prendre par le bras.
— Eh ! Tu auras besoin de ça pour les détacher.
Vick me tendit un couteau de survie à la lame noire. Mon frère possédait cette arme depuis des années. Il l’avait trouvé un jour en se baladant. Il ne s’en était jamais débarrassé. Je la tolérais seulement, car je considérais qu’elle servait à sa protection. Je la pris sans poser de question et montais jusqu’en haut. Entre-temps, j’avais rangé mes deux épées, de peur qu’elles ne m’alourdissent.
Arrivée en haut, je sortis ma tête par une des fenêtres, pour voir si j’étais au niveau d’un des prisonniers. En me voyant, une des personnes se mit à gémir.
— Ne vous inquiétez pas, je suis là pour vous sauver.
Je regardai plus attentivement comment ils étaient attachés. C’était impensable qu’une seule personne ait pu faire ça. C’était sûrement un groupe entier de dégénérés qui avait fait cette mascarade. J’espérais qu’ils n’étaient pas dans le coin en train de savourer le spectacle.
Je sortis le couteau. Puis je tendis le bras pour découper le scotch qui maintenait la tête et la bouche fermée d’une femme. Ainsi libérée, la prisonnière soulagée se mit à renifler et pleurer à grosse larme.
— C’est bientôt fini ! Je vais vous sortir de là.
Je détachais sa main la plus proche de moi. Puis, je lui tendis la lame pour qu’elle se libère d’elle-même l’autre main. Soudainement, elle perdit l’équilibre tombant en avant. Par réflexe, je plaquai son corps contre le mur. Si je n’avais pas réagi à temps, elle se serait retrouvée suspendue par les pieds.
— Merci.
La jeune femme me sourit timidement.
— Redonnez-moi le couteau, je vais libérer vos pieds, et vous hisser.
Je tendis mon bras vers elle. Elle me dévisagea avec un air angoissé.
— Ne vous inquiétez pas, au pire ils seront là pour vous rattraper.
Je pointai du doigt mon groupe d’amis, qui se trouvaient en retrait, prêt à agir au moindre signe de ma part. J’avais beau sourire, ses yeux étaient toujours aussi terrifiés. Elle me donna néanmoins le couteau.
L’arme en main, je descendis de quelques marches, pour voir dépasser d’une fenêtre des pieds. Je sortis ma tête dehors et tordis mon bras pour couper les liens.
— Tenez-vous au mur, j’arrive.
Rapidement, je remontai, et attrapai l’épaule de la femme. Elle respirait de plus en plus fort, jetant des coups d’œil vers le bas. Les Laggi commençaient sérieusement à s’énerver, ils semblaient tenter d’escalader la paroi.
Cette agitation commençait à faire paniquer les autres prisonniers, qui étaient jusque-là relativement calmes. Celui à ma droite essayait même de se détacher par la force.
— Calmez-vous !
Tout en tenant la femme, je tentai de le rassurer. Mais il continua à bouger de gauche à droite, au point de faire se désagréger le mur. À mon tour, je commençais à m’alarmer, surtout quand je vis de grandes fissures apparaître.
Le mur était en train de s’écrouler et le fait que tout le monde se tortille, comme des asticots, n’arrangeait rien. La panique était en train de me gagner. Chargée à bloc d’adrénaline, j’eus assez de force pour ramener la femme de l’autre côté de la fenêtre.
— Vite, descendez, ça va s’écrouler.
La survivante ne se fit pas prier et couru en bas tout en hurlant de terreur. Quant à moi, je tentai de détacher la main d’un des prisonniers. Mais, je m’arrêtai net, quand je sentis une des marches se dérober sous mes pieds.
Il fallait que je parte, sans quoi, j’allais être enterré vivante.
Mais… Je ne pouvais pas laisser ces gens mourir ici ? Si ?
— Kate !
J’entendis Vick m’appeler. Je constatai alors leur situation, le groupe était actuellement en pleine bataille avec les Laggis, qui les avaient repérés à cause des cris de la femme. Ils semblaient en grande difficulté.
Je devais faire un choix…
— Je suis désolé…
Je murmurai mes excuses et descendis les marches quatre à quatre. Je sentis que le sol se faisait plus mou au fur et à mesure de mes pas.
Le mur s’écroulait. Il était vraiment en train de tomber.
J’entendais les hurlements sourds des prisonniers, ainsi que les briques en pierre qui s’écrasaient au sol.
— Courez ! Partez ! Ça s’effondre !
Entre deux respirations, je criai de toutes mes forces, priant que ma voix soit entendue avec tout ce boucan.
Par je ne sais quel miracle, je pus atteindre le sol. Mais je continuai de courir par peur de recevoir des morceaux de pierre. Je remarquai que le groupe avait aussi rejoint ma course, ainsi que quelques carnivores.
Après un dernier grand vacarme, le silence se fit. Seul l’énorme nuage de poussière était encore là pour témoigner de l’existence du bâtiment.
Dans sa chute, le mur avait emporté de nombreuses vies, des humains, mais aussi des Laggi. Les reptiles survivants étaient dispersés autour de nous. Ils n’avaient pas l’air bouleversé par la mort de leurs camarades, préférant nous observer avec convoitise.
— Tout le monde est là ?
La main sur la bouche, les yeux mis clos, j’essayais de voir si tout le monde était vivant dans cette purée de pois.
— Kate, je suis là !
— Ici !
— Encore vivant !
Plusieurs voix s’élevaient, ainsi que plusieurs grognements, qui se rapprochèrent dangereusement. J’activai de nouveau mon jeu Monster Killer, faisant apparaître mes armes. Cette fois, j’allais pouvoir contre-attaquer.
Alors que la poussière se dispersait, je distinguai les silhouettes de mes alliés et de mes ennemis. Sans aucun mot, nous nous rapprochâmes les uns des autres. Je vis que Debora tenait la femme par le bras, l’aidant à marcher.
Nous n’étions plus qu’à quelques mètres les uns des autres. On aurait une scène classique dans un film au Far West, quand les gentils se retrouvent dos à dos pour combattre des bandits.
— On n’a pas le choix, il faut se faire un passage !
La voix d’Alex était forte, mais calme. Il pointa du doigt l’endroit d’où nous venions. Sans un mot, tout le monde courut, en abattant sur leur passage plusieurs Laggi. Étant prises au dépourvu, les bêtes ne purent réagir à temps. Cette hésitation nous permit de nous frayer un chemin jusqu’à notre point de rendez-vous avec Jim.
Nous étions épuisés, sales, mais vivants. Essoufflée, je m’adossai contre un mur et glissai par terre. Je repensais au visage des hommes et des femmes que j’avais laissées derrière moi. Leur corps devait maintenant être enseveli sous un tas de débris. J’espérais juste qu’ils étaient morts sur le coup et qu’ils n’allaient pas agoniser pendant des heures, ou se faire dévorer.
Je regardai l’horizon, me demandant bien ce que j’aurais pu faire de plus. Je sais que je suis un humain. Je n’ai ni la capacité ni la formation pour sauver des vies.
Mais… Mais j’aurais tellement voulu tous les libérer.
Ma gorge se serra, je ne sais pas si j’avais envie de pleurer ou de crier. Mon esprit était confus. Je voulais que tout ça disparaisse. Je voulais rentrer chez moi… Être dans mon lit.
— Eh !
C’était William, il se tenait debout devant moi. Il était tellement grand, qu’il me cachait le soleil, ce qui le rendait encore plus imposant. Son regard en amande était sombre. Je sentais que j’allais subir les pires réprimandes de ma vie.
— Arrête de te morfondre, tu n’aurais rien pu faire…
Sèchement, il se retourna, me présentant son dos. Je le regardai s’éloigner, sans un mot.
M’avait-il fait une remarque ou m’avait-il remonté le moral ?
Je ne savais pas quoi penser de cet homme. Mais au moins, ces mots donnèrent un résultat. Je me relevai et rejoignis le groupe, le cœur moins lourd.
Il était temps de rentrer. En chemin, nous discutions avec la jeune femme. Elle s’appelait Kim, elle est, ou plutôt était, serveuse. D’après ces propos, elle a été attachée que par une seule et même personne.
Elle l’avait rencontré alors qu’elle était en danger. Cet homme l’avait aidé, avant de l’assommer. Elle ne sait pas comment il avait fait. Mais à son réveil, elle était accrochée, bâillonnée et entourée d’inconnus.
Malheureusement, elle n’a pas pu nous décrire son assaillant. Il avait des lunettes de soleil, un foulard et un bonnet, recouvrant entièrement son visage.
— Après, il ne faut pas qu’elle soit surprise…
Encore une fois, Vick sortit une de ces fameuses réflexions, tout en me faisant un clin d’œil. En réponse, je levai les yeux au ciel préférant l’ignorer.
Toutefois, il n’avait pas tort. Je sais que dans un monde apocalyptique, tout visage humain paraît rassurant. Mais elle aurait dû se méfier. Néanmoins, personne ne pouvait la blâmer, tout le monde aurait fait pareil.
Vu l’état actuel de la ville, il vaut mieux être plusieurs que seule. Moi-même j’aurais pu tomber dans un groupe de psychopathes. J’avais juste eu de la chance et encore, je ne connaissais rien des gens avec qui je marchais en ce moment.
— Je ne veux pas vous alarmer, mais, si vous voulez que je continue à carry le groupe, il va me falloir de nouvelles munitions, car je suis presque à sec.
Vick regarda son Altereur d’un air inquiet, tout en faisant glisser sur l’écran tactique son index de gauche à droite. À sa remarque, je regardai ma montre. J’avais de la chance que mes armes se rechargent seules, mais ce n’était pas le cas de tout le monde dans le groupe. Si nous n’avions plus de quoi nous défendre, nous ne ferions pas long feu.
— Carry ?
Alors que nous apercevions la banque au loin, Jim regarda Vick perplexe. Je souris, gênée.
— Ça veut dire, en gros, qu’il supporte à lui seul le groupe.
À ma réponse, Debora éclata de rire et frappa violemment le dos de Vick.
— C’est qu’il aime se vanter, le petit.
Vick prit son air satisfait et se mit en tête du groupe. En l’observant, je souris. Mais au fond de moi, je m’inquiétais. Il fallait absolument que nous réglions le problème des munitions, sans quoi ce serait la fin de notre histoire.